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«La plus grande attaque contre l’indépendance de la justice suisse»

Zwei Hirschbullen kämpfen um die Vorherrschaft über die Weibchen in ihrem Revier
Combat de cerfs. En général, le mâle dominant l'emporte. Jaroslav Pap / AP Photo / Keystone

Pleine souveraineté des cantons pour leur système électoral: c’est ce que demandent deux initiatives cantonales, sur lesquelles le Conseil national se prononce ce mercredi. En fait, les propositions de Zoug et de Schwytz traduisent le souci de deux partis qui veulent garder la main mise sur la politique cantonale.

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Dans la nature, le mâle dominant défend sa suprématie contre ses rivaux émergents. Le combat qui se joue actuellement sur la scène politique suisse fait un peu penser à ces affrontements printaniers entre grands cerfs. Le combat reste silencieux et passe largement inaperçu du public, sauf qu’il se joue dans un endroit plutôt exposé: le Palais fédéral à Berne.

C’est là que, ce mercredi, le Conseil national (Chambre basse du parlement) examine une proposition de modification de la Constitution fédérale. Il s’agirait d’y inscrire que les cantons sont totalement libres de déterminer leurs circonscriptions et leurs règles électorales. Le texte émane des deux cantons de Zoug et de Schwytz, qui ont déposé chacun devant les Chambres fédérales une initiative cantonale.

De prime abord, l’amendement constitutionnel demandé semble inoffensif, mais en fait, il est explosif. Car il traduit la volonté de deux partis, les Démocrates-chrétiens (PDC) et l’UDC (droite conservatrice) de garder l’hégémonie sur leurs terres, contre la concurrence des plus petites formations.

La loi du plus fort

Dans les petits cantons, les candidats des petits partis ou des petits groupes étaient défavorisés lors des élections au parlement cantonal. Avec le mode de scrutin majoritaire, leurs chances de décrocher un siège étaient pratiquement nulles.

La faute à la petite taille des circonscriptions électorales. Ainsi, dans une circonscription qui n’a que trois sièges au parlement, la candidate ou le candidat avait besoin de 33% des voix pour passer.

Pour les petites formations, moins bien implantées que celles qui dominent la scène cantonale, l’obstacle était presque impossible à surmonter. En d’autres termes, toutes les voix allant à ces petits partis ne valaient rien. Et ceci systématiquement. Le désavantage des petits était l’avantage des grands: le parti dominant jouait les mâles dominants.

La Cour suprême intervient

Le Tribunal fédéral (TF) a remis en cause cette discrimination évidente des petits partis. Il a considéré ces obstacles comme une violation de la Constitution fédérale, qui garantit l’expression fidèle de la volonté des citoyens (art.34 al.2) et l’égalité de tous devant la loi. (art.8 al.1).

La Cour suprême a donc enjoint six des 26 cantons suisses, soit Argovie, Nidwald, Zoug, Schwytz, le Valais et Uri, à introduire la double proportionnelle, un système électoral plus équitable. Les juges fédéraux sont même allés plus loin, en fixant une taille minimale pour les circonscriptions. Chacune ne peut pas élire moins de neuf députés, ce qui fait que le seuil électoral ne peut pas dépasser 10%.

Le Tribunal fédéral a donc dicté sa loi aux cantons. Alors que, selon la Constitution, ce sont eux qui «règlent l’exercice des droits politiques aux niveaux cantonal et communal» (art.39 al.1)

Les grands cerfs rugissent

Mais les mâles dominants n’entendaient pas se laisser faire. L’UDC schwytzoise et le PDC zougois ont donc contre-attaqué. Les deux partis sont les plus forts dans les cantons ainsi «remis à l’ordre» par les juges fédéraux.

Au niveau national, pourtant, les deux formations sont de force très inégale. L’UDC, gardien des valeurs souverainistes et conservatrices, soigne depuis des années son image de premier parti du pays, alors que le PDC, qui se veut le parti de la famille, perd un peu plus les faveurs de l’électorat à chaque scrutin.

«Il est indéniable que dans un système majoritaire, les petits partis ont moins de chances d’être élus», admet volontiers Herbert Huwiler, chef du groupe UDC au parlement de Schwytz. «Mais il n’est pas possible qu’un système qui a bien fonctionné pendant 150 ans ne soit soudain plus correct».

Herbert Huwiler souligne qu’il y a encore dans son canton des petites communes qui n’élisent qu’un député. «Dans ces cas, c’est clairement la personnalité du candidat qui compte. Aussi parce que souvent, il n’y a même pas de partis. Alors que dans un système proportionnel, on a des élections de partis».

Les juristes fulminent

L’argument passe très mal auprès des spécialistes du droit. «Ces deux initiatives cantonales sont des attaques contre l’indépendance de la justice comme on n’en a encore jamais vues en Suisse», s’insurge le constitutionnaliste Andreas Auer.

Son collègue Andreas Glaser, professeur de droit à l’Université de Zurich et co-directeur du Centre pour la démocratie d’Aarau (ZDA), renchérit: «Le Tribunal fédéral a raison de prescrire aux cantons comment organiser leurs élections. Si ces initiatives passent au parlement et arrivent devant le peuple, ce serait aller beaucoup trop loin. On aurait alors une violation manifeste du principe ‘One man, one vote».

La pratique électorale dans les petits cantons semble donner raison au Tribunal fédéral. Dans un article paru dans la NZZLien externe, le politologue et auteur Lukas Leuzinger a récemment démontré que le système de la double proportionnelle augmente les chances des petits partis dans les petits cantons.

Pas sans inconvénient

Mais même le système le plus équitable présente des inconvénients. Comme celui que relève Andreas Glaser: la procédure d’attribution des sièges est complexe et les électeurs ne comprennent plus comment on en arrive à tel ou tel résultat.

«On n’a pas encore trouvé l’œuf de Colomb», admet le professeur. «Il s’agit de trouver un moyen terme entre la répartition des sièges à la double proportionnelle et la liberté totale des cantons, qui assure le pouvoir des grands partis».

Mais pour l’instant, l’affaire se joue d’abord sur la scène fédérale. En mars, le Conseil des Etats (Chambre des cantons) a accepté les deux initiatives cantonales. Mais si le Conseil national les acceptait aujourd’hui, ce serait un petit tremblement de terre politique.

(Traduction de l’allemand: Marc-André Miserez)

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